6.4.13 : The Bukowski tapes
Souvenir. Bobigny, Magic Cinéma. Vendredi soir d’hiver. Une dizaine de personnes en bas des marches au niveau de la caisse. Se prépare la projection d’un grand film encore inédit, qui déchaîne déjà des passions, suscite de grandes espérances, éveille l’imaginaire. Il s’agit des “The Bukowski tapes”, bouts d’interviews menées par Barbet Schroeder auprès de Charles Bukowski dans les années 80. Une moyenne de 5 mn d’interview et une projection fleuve de 4 h, soit une cinquantaine d’interventions. Chacun a son billet, attend que la salle ouvre. Une personne vient nous dire au bout d’une longue attente qu’il y a un problème avec la bobine, pas de son ou un truc comme ça. Les essais sont en cours mais pour l’instant ça ne marche pas. La dizaine de clients se retrouve ce soir pour l’unique projection de ce film unique, alors c’est la déception générale. Un couple se fait rembourser et tourne les talons digne mais excédé, d’autres s’énervent contre le projectionniste, d’autres comme moi attendent. La moitié part, nous restons cinq.
Puis la bonne nouvelle arrive. Le film peut être projeté. Nous entrons dans la salle comme des enfants qu’on pousse dans une fête foraine. Chacun s’assoit sur une rangée. Le film commence.
Bukowski parle, parle, respire, boit, boit, fume, fume, parle, poétise, lit, rit, a des larmes aux yeux… on sent l’air chaud de la nuit californienne.
Toutes les 5 mn un court générique de fin, puis un autre de début, un morceau de Chopin.
4 h de bande.
Silence total dans la salle, quelques rires parfois.
4 h. Le temps passe, étrangement, silencieusement, avec la voix de l’écrivain. Dehors sans doute le froid, les tours des cités, le MacDo plein.
Le sentiment d’être un intime de Bukowski, d’être l’un des cinq happy few parisiens, français sans doute, à entrer dans cette intimité. Le corps qui vit une épreuve, le cerveau pareil, d’être assis là depuis tout ce temps, concentré, absorbé.
Puis la fin, qui aurait pu n’arriver jamais, arrive. La salle se rallume. Nous sortons de là comme d’un rêve, engourdis, l’esprit plein et riche de la subversion de l’écrivain. “Il ne nous reste plus qu’à nous jeter une bière” dit l’un des spectateurs. Mais nous ne le ferons pas. Chacun reste dans son coin, sans doute avec un certain regret, voire une certaine honte.
Je prends le métro avec la seule femme de cette petite clientèle. Jeune. Nous discutons un peu puis elle descend rapidement. Conversation interrompue.
La vie reprend son cours, les êtres se séparent après avoir été réunis par le roi des individualistes.
C’était une belle soirée, dans le froid de l’hiver, dans le froid du béton de la cité.
"The Bukowski Tapes", de Barbet Schroeder
sous-titres français de Brice Matthieussent.